« Ce n’est pas ma faute … »

Chauvet Téléramaà propos d’intermittence… (Thibault Soulcié, Télérama, 1er juillet 2014)

Il y a au moins deux lettres de rupture célèbres. L’une est celle qu’envoya l’écrivain Grégoire Bouillier à l’artiste Sophie Calle et qui s’achevait par « prenez soin de vous » ; Sophie Calle demanda à 107 femmes, célèbres ou non, de commenter la lettre et en fit une vaste exposition itinérante, qui représenta la France à la Biennale d’art contemporain de Venise en 2007. La seconde lettre est celle du vicomte de Valmont à la présidente de Tourvel, et s’achève par « Ainsi va le monde, ce n’est pas ma faute », ces six derniers mots rythmant régulièrement, en refrain, l’entièreté de la lettre.

            De Chauvet à Choderlos de Laclos

L’avant-dernière phrase fut reprise, en connaissance de cause ou pas, par François Mitterrand lorsqu’il vint en 1990 célébrer à Lascaux le cinquantenaire de la découverte de la grotte. Des paysans mécontents étaient venus manifester en barque sur la Vézère, et les canots du service d’ordre les avaient repoussés en une mini-bataille navale. C’est en évoquant ces « soucis », que le président avait prononcé ladite phrase – j’y fais allusion dans le chapitre des Lieux de Mémoire consacré à Lascaux. Rupture il y avait bien, car ces paysans en voie de disparition descendaient de ceux qui, 7.000 ans plus tôt, avaient mis fin à la civilisation des chasseurs-cueilleurs mésolithiques descendants de celle de Lascaux. Le président Sarkozy vint à son tour à Lascaux en septembre 2010, où il affirma devant Yves Coppens que « le brave néandertalien avait parfaitement compris qu’ici, c’était plus tempéré qu’ailleurs, qu’il devait y avoir du gibier, qu’il faisait beau et qu’il y faisait bon vivre » – oubliant qu’au temps de Lascaux on était en pleine période glaciaire, que le « brave néandertalien » n’a jamais dessiné, et qu’il avait disparu depuis 15.000 ans. Des fonctionnaires zélés retirèrent aussitôt ces références malheureuses de la version officielle du discours.

Si Lascaux a failli être classée sur la liste du « patrimoine mondial en danger » de l’Unesco, c’est maintenant la grotte Chauvet qui vient de l’être sur la liste du « patrimoine mondial » tout court, laquelle liste compte un millier de sites, c’est-à-dire le nombre total de sites archéologiques détruits chaque demi journée dans le monde … Grotte « Chauvet » débaptisée entre temps pour n’être plus que « du Pont d’Arc », mettant heureusement fin à une tradition qui ne datait que de la « Grotte Cosquer » et de Jacques Lang – et qu’avait refusée entre temps le spéléologue Marc Delluc, découvreur modeste de la grotte de Cussac en 2000. L’« affaire Chauvet », on le sait, court depuis la découverte de 1994, les torts étant largement partagés par les deux parties (découvreurs et ministère de la Culture), et même le philosophe Michel Onfray s’en mêla un temps, pour se rétracter ensuite.

« Ce n’est pas ma faute … ». Telle pourrait être ponctuée en refrain la longue série des renoncements de l’actuel  gouvernement. Ce n’est pas de la faute du ministère de la Culture, si l’on ne peut pas vraiment revenir sur la loi de 2003 sur l’archéologie préventive, mais de Bercy et surtout de l’Europe et de sa concurrence libre et non faussée. Ce n’est pas de la faute du gouvernement, si l’on ne peut pas vraiment encadrer des loyers devenus extravagants, mais des promoteurs qui n’investissent plus s’ils ne gagnent pas assez d’argent (le coût des promoteurs, d’après la dernière enquête, représentant 25% du prix de l’immobilier, et la construction proprement dite : 45%), au nom de la concurrence libre et non faussée. Ce n’est pas de la faute du gouvernement, s’il faut absurdement séparer les trains qui roulent (la Sncf) et les rails sur lesquels ils roulent (Rff), mais de l’Europe et de la concurrence libre et non faussée. Ce n’est pas de la faute du gouvernement, s’il faut renoncer à enseigner clairement l’égalité des sexes (ou des « genres ») aux enfants des écoles, mais des conservatismes religieux à qui cela déplait. Ce n’est pas la faute du gouvernement, s’il n’y a pas assez d’inspecteurs du permis de conduire : il suffit alors de les privatiser, et tout sera réglé par la concurrence libre et non faussée. Ce n’est pas la faute du gouvernement, si la culture coûte cher et ses intermittents par conséquent, même si l’on sait que la culture, au-delà de la logique comptable, est indispensable au lien social. Ce n’est pas de la faute du gouvernement, s’il faut renoncer à taxer les poids lourds qui défoncent les routes et polluent aux frais des contribuables, et renoncer par là à financer des transports alternatifs, mais c’est la faute des lobbys locaux qui ne sont pas contents, comme ne sont pas contents les agriculteurs productivistes s’ils ne peuvent plus épandre leurs pesticides à tout va, les restaurateurs si le nouveau label « fait à la maison » correspondait à quelque chose, les patrons d’entreprise s’il fallait tenir compte de la pénibilité des tâches accomplies par leurs employés, et comme n’étaient pas contents les « pigeons » des starts-up qui ne voulaient pas qu’on taxe leurs bénéfices – premier de tous les renoncements de cette liste ouverte.

Certes, on aimerait saluer dans toutes ces décisions ou non-décisions une recherche du consensus social et de l’apaisement, après les tensions permanentes entretenues lors du précédent quinquennat ; mais s’agit-il bien de cela ?

            Bien public et social-démocratie 

Naguère, au congrès de Metz de 1979, à Michel Rocard qui arguait qu’ « entre le plan et le marché, il n’y avait rien », Laurent Fabius, en service commandé, avait répondu superbement : « Si, entre le plan et le marché, il y a le socialisme ! ». Aujourd’hui, le Premier Ministre Manuel Valls constate, comme le 14 juin dernier devant le Conseil national du PS  tenu à huis clos : « Nous devons nous réinventer. Et nous réinventer dans un contexte particulier: l’exercice du pouvoir, faute de ne l’avoir pas fait dans l’opposition ». De fait, partout en Europe, la social-démocratie est en panne et n’a pas de programme alternatif. Il suffit de regarder le destin de ses anciens dirigeants, comme Gerhard Schröder, employé du puissant groupe russe Gazprom, ou Tony Blair, conseiller rétribué de JP Morgan Chase, de Zürich Financial et, grâce à Tony Blair Associates, de tout gouvernement ou groupe financier dans le besoin. Emblématique est le soutien de la social-démocratie européenne à la candidature du chrétien-démocrate Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission européenne : cet ancien premier ministre luxembourgeois a toujours été en première ligne pour soutenir le statut de paradis fiscal de son pays – la fraude fiscale coûte chaque année 50 milliards au budget français, ces fameux 50 milliards qu’il faut à défaut prendre sur les salaires, les retraites et tous les services publics.

Ce n’est pas la faute du gouvernement, mais est-ce vraiment la faute de l’Europe ? On a très peu parlé ces jours-ci (il est vrai qu’il était surtout question de taper dans des ballons ronds) de la première « I.C.E. ». Qu’est-ce à dire ? Ces « Initiatives citoyennes européennes » prévoient depuis le traité de Lisbonne que les citoyens peuvent saisir la Commission de Bruxelles sur la base d’une pétition réunissant au moins un million de signatures dans au moins sept pays différents. C’est ce qu’a atteint la première, intitulée « Right 2 water » (http://www.right2water.eu/fr/node/5), qui réclame le droit à l’eau potable pour tous les citoyens européens (ce qui est loin d’être le cas), et s’oppose à sa privatisation, en affirmant fermement :

« L’eau et l’assainissement sont un droit humain ! l’eau est un bien public, pas une marchandise ! Nous invitons la Commission européenne à proposer une législation qui fasse du droit à l’eau et à l’assainissement un droit humain au sens que lui donnent les Nations unies, et à promouvoir la fourniture d’eau et l’assainissement en tant que services publics essentiels pour tous. Le droit européen devrait exiger des gouvernements qu’ils garantissent et fournissent à tous les citoyens l’assainissement et de l’eau saine et potable en suffisance. Nous demandons instamment que :

1.    Les institutions européennes et les États membres soient tenus de faire en sorte que tous les habitants jouissent du droit à l’eau et à l’assainissement.

2.    L’approvisionnement en eau et la gestion des ressources hydriques ne soient pas soumis aux « règles du marché intérieur » et que les services des eaux soient exclus de la libéralisation.

3.    L’Union européenne intensifie ses efforts pour réaliser l’accès universel à l’eau et à l’assainissement ».

Réponse de la Commission : pas de (vraie) réponse, ce qui ne pourra que faire grandir l’enthousiasme des citoyens pour cette Europe-là (http://europa.eu/rapid/press-release_IP-14-277_fr.htm). Pour la citer : « la Commission continuera de veiller à ce que les choix faits à l’échelon national, régional et local en matière de gestion des services liés à l’eau soient respectés et garantis ». Autrement dit : on ne touche à rien, mais on lance des initiatives fondamentales pour, par exemple, « étudier la mise en place d’une évaluation comparative de la qualité de l’eau » ; ou encore « instaurer un dialogue structuré entre les parties prenantes sur la transparence dans le secteur de l’eau » ; ou même : apporter un « soutien aux partenariats entre les compagnies de distribution d’eau et aux partenariats public-public ». Il y a pourtant longtemps qu’en France par exemple, on a constaté que les compagnies privées coûtaient beaucoup plus cher, et qu’un certain nombre de municipalités ont repris la gestion de leurs eaux – on verra ce qu’il en sera avec les nombreuses nouvelles équipes municipales.

            Cinq informations archéologiques estivales

A quand une initiative citoyenne européenne sur l’archéologie préventive, au nom de la protection du patrimoine archéologique commun, propriété de tous les citoyens européens ? L’exemple symbolique de l’eau montre que le débat n’est toujours pas tranché et que le « marché » n’est pas l’horizon indépassable de toute vie collective.

Qu’en est-il alors de l’état de ce débat sur l’archéologie préventive en France. En ce début d’été où toutes les institutions de la République se mettent en sommeil, on retiendra cinq informations d’importance diverse, ou croissante :

1)    Le 11 juin dernier s’est tenu au Sénat une table-ronde sur l’archéologie préventive, dont on peut lire le compte rendu (http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20140609/cult.html). Celle-ci s’est nettement mieux déroulée que la précédente, tenue le 25 novembre 2009, sous une majorité sénatoriale différente il est vrai. Mais la majorité actuelle, certes plus favorable, risque de n’être que provisoire, quels que soit par ailleurs les pouvoirs limités du Sénat.

2)    La future loi sur le patrimoine, qui devait être débattue au dernier trimestre de 2014, paraît repoussée à 2015, au vu d’autres priorités. On en attend toujours au moins deux mesures importantes, parmi d’autres : que la propriété du mobilier archéologique devienne celle de la collectivité nationale comme dans beaucoup d’autres pays, et ne soit plus partagée entre le propriétaire du terrain et l’« inventeur » ; que l’appel d’offre de nature économique organisé par l’aménageur soit remplacé par un appel d’offre sur des critères scientifiques.

3)    La haute administration du ministère de la Culture reste partagée entre les tenants idéologiques de la concurrence libre et non faussée, et ceux qui montrent plus de souci pour la préservation du patrimoine. Certains interprètent le départ imminent de l’actuel sous-directeur de l’archéologie, Marc Drouet, comme une victoire des premiers. De fait, soutenir quoi qu’il arrive les entreprises privées permet d’affaiblir l’Inrap, mais aussi ses syndicats. Une entreprise privée, Eveha, a emporté récemment le « marché » d’une fouille préventive dans l’une des cours du musée du Louvre. Cela n’a pu se faire qu’avec l’aide active d’au moins un agent du Service régional de l’archéologie compétent, garantissant contre toute vraisemblance la haute qualité de la prestation proposée et anticipant même la décision finale ; et cela laisse aussi supposer que les prix de l’Inrap ont été communiqués à l’entreprise privée. Le ministère de la Culture parle de sanctions, mais rien ne se passe jusqu’à présent. Ce n’est pas sa faute.

4)    Néanmoins, l’attitude du ministère de la Culture vis-à-vis des entreprises privées commence lentement à changer. Trois entreprises privées, respectivement Archéoloire, AFT Archéologie et France Archéologie, viennent de perdre leur agrément, sur avis du Conseil national de la recherche archéologique et en raisons de manquements graves. C’est la première fois que cela se produit en onze ans, le seul autre cas étant une entreprise qui avait d’elle-même fait faillite. Il est vrai qu’il s’agit d’entreprises de taille réduite (des agents d’Archéoloire s’étaient exprimés en fin d’année dernière sur ce blog) et que cela n’est pas forcément désagréable pour les entreprises les plus grosses. Il est vrai aussi que l’initiative est venue des scientifiques du CNRA et non du ministère. Il est vrai enfin que les premiers à dénoncer, parfois depuis au moins deux ans, les pratiques de ces entreprises ont été les syndicats, tout comme dans le cas du scandale de la villa romaine de La Garanne dans les Bouches du Rhône. Le ministère de la Culture aurait pu et dû depuis longtemps se saisir de ces manquements, parfaitement connus. C’est aussi à la suite de demandes syndicales réitérées que le directeur du patrimoine, Vincent Berjot, a prié par écrit l’entreprise Eveha, connue pour ses « tarifs » incompréhensiblement bas, de bien vouloir enfin publier ses bilans financiers, comme la loi l’exige. Laquelle entreprise a répondu que cela relevait … du secret commercial ! On en est là. Dans un contexte de crise de la construction, où la concurrence s’exacerbe, il est temps en effet que l’on y regarde de plus près.

5)    Enfin, après trois mois de vacances, l’Inrap a désormais un président. Il n’est pas certain qu’on laisserait aussi longtemps sans titulaire la présidence du Louvre, de la BNF ou de la Villette,  les trois autres membres du « top quatre » des plus gros établissements de la Culture – une vacance prévue pourtant depuis plusieurs années. Cela avait été également le cas en 2008 lors de mon départ, prévu six ans à l’avance, sans que l’on discerne à chaque fois la part de l’incurie et celle de la sourde et plus ou moins consciente malveillance. Toujours est-il que notre collègue Dominique Garcia, professeur de protohistoire à l’université d’Aix-Marseille, prend la tête d’une des plus grosses structures archéologiques d’Europe, un poste  pour lequel on doit normalement réunir quatre qualités : la légitimité scientifique, la compétence en terme de politique de recherche, l’éthique professionnelle, et enfin … l’envie de le faire ! Faire, ce n’est pas ce qui manque pour l’Inrap. Les missions scientifiques de l’institut doivent être clairement replacées au centre, et redonner tout leur sens au métier que ses agents ont choisi. Il est prévu que le président devienne « exécutif », comme dans les autres établissements publics de la Culture et de la Recherche (à l’origine, lors de l’élaboration des statuts de l’Inrap, on se méfiait des « scientifiques »), c’est-à-dire que le pilotage par la recherche soit clairement affiché. Si après douze ans d’existence l’Inrap a largement conquis sa place, aussi bien en France qu’au niveau international, un nouvel élan peut et doit être donné à ce qui est l’un de nos plus beaux instruments de recherche.

3 Comments

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Priscilla D.reply
7 août 2014 at 13 h 53 min

Je me permets de rectifier quelques coquilles: la société France Archéologie a licencié son personnel entre août et octobre 2013 pour des raisons économiques; la société AFT Archéologie a perdu seulement en début d’année son agrément antique, mais pas son agrément pour le Moyen Age; quant à la société Archéoloire, elle a effectivement perdu tous ses agréments de fouille et a par la suite fermé pour des raisons économiques. Les archéologues de cette société se sont ainsi retrouvés à la porte du jour au lendemain…

jpdreply
7 août 2014 at 17 h 50 min
– In reply to: Priscilla D.

Je remercie Priscilla Duratti, qui faisait partie de l’entreprise France Archéologie, pour ces utiles précisions. Son licenciement, comme celui des employés d’Archéoloire, montre bien la précarité de ces emplois, quoi qu’en disent ceux qui prétendent que les entreprises commerciales ont été bénéfiques pour l’emploi en archéologie (en omettant de préciser que cela n’a été acquis qu’au prix du plafonnement des effectifs de l’Inrap : voir à ce sujet le récent échange entre Matthieu Poux et moi-même dans le dernier numéro de la revue La Recherche). Ces évolutions récentes montrent aussi que les grosses entreprises commerciales tendent à renforcer leurs positions, au-dépens des petites et de la « concurrence libre et non faussée ». Outre celles précédemment citées, l’entreprise Archéopole est également en grandes difficultés financières. Il est vrai qu’une certaine opacité règne dans ce secteur puisque, comme je l’écrivais, l’entreprise Eveha continue de refuser de publier ses bilans financiers, malgré la demande polie qui lui a été faite par le directeur des Patrimoines du Ministère de la Culture ; et qu’on ne sait toujours pas quelles entreprises privées bénéficient d’un « crédit d’impôt recherche ».

Christian Stouvenotreply
13 juillet 2014 at 23 h 11 min

Merci M. Demoule, pour toutes ces infos d’actualité, ça donne de l’air dans l’opacité actuelle !
Rien à voir (j’ai vu cela il y a quelque temps et je ne peux pas m’empêcher de le partager) : pour ceux qui veulent se faire une idée de l’archéologie sous régime très libéral :
* les cours : http://tinyurl.com/mark-hauser compter 15 000 dollars / personne
* les fouilles : http://rce.csuchico.edu/passport/antigua compter 4000 dollars / personne
Bien sûr le billet d’avion est à votre charge.
A l’évidence ça n’est pas (encore ?) le même système que chez nous.
Bon d’accord, les responsables de fouille sont alors assurés d’avoir des participants de bonne famille, très motivés et bien propres sur eux …

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