L’Europe et l’archéologie

En tant qu’archéologues, nous sommes particulièrement bien placés pour juger des rapports des sociétés humaines avec leur passé, pour observer le rôle de l’archéologie dans la construction des récits nationaux, et plus généralement pour analyser l’interaction entre les sociétés et leurs idéologies. D’une certaine manière, c’est l’une des tâches principales de l’archéologie en tant que discipline scientifique. Mais aucune science n’est elle-même à l’abri des idéologies. Aucune science ne s’exerce en dehors de la société qui la produit. On ne peut donc séparer l’archéologie des conditions concrètes de son exercice dans une société donnée.

Cela est d’autant plus vrai que le retard du démarrage de l’archéologie préventive en France ne s’explique par aucune raison strictement scientifique, mais uniquement par des causes idéologiques, sociologiques et culturelles : l’absence tout au long du XIXe siècle et des premiers deux tiers du XXe siècle d’un rôle identitaire de l’archéologie pour la construction du récit national. Il suffit pour le vérifier de visiter le musée du Louvre, le grand musée national situé dans le palais des rois de France, au cœur de la capitale : il ne contient aucune objet provenant du sol national, mais au contraire des objets qui se réfèrent au passé grec, romain et oriental, les véritables racines culturels des élites françaises jusqu’à une date très rapprochée. Il suffit aussi d’observer qu’aucun des « grands travaux présidentiels », institution devenue incontournable de la Ve République, ne s’est jamais proposé de rénover le Musée d’Archéologie Nationale de Saint-Germain-en-Laye à la hauteur des efforts consentis pour l’un ou l’autre de ces « Grands travaux », voire même de créer de toute pièce un grand musée archéologique national. Quant à la fameuse « Maison de l’Histoire de France », qui a provoqué bien des débats, elle n’intégrait pas l’archéologie dans son projet initial, mais ne commençait qu’au traité de Verdun (843, comme chacun sait), ou à l’extrême rigueur à Alésia.

Symétriquement, le développement de cette même archéologie préventive à partir des années 1980 est à situer dans le contexte de crise économique et sociale qui a conduit la société française à des interrogations croissantes sur elle-même et sur sa trajectoire historique.

            Organisation de la recherche et visions du monde

L’intégration de l’archéologie préventive dans les pratiques concrètes des pays européens, intégration marquée par la Convention de Malte de 1992, s’est effectuée de manière variée. Ou plus exactement, selon différentes visions du monde. Il y a en effet, en Europe et dans le monde occidental en général, deux grandes conceptions possibles de la société. Pour l’une, dans la tradition du droit romain prolongé par le « Code civil » français, l’État, en tant qu’émanation de la communauté des citoyens, organise et règle la vie sociale. Pour l’autre, dans la tradition du « common law » anglo-saxon, la société se règle par elle-même, soit, dans la version optimiste d’Adam Smith, sous l’effet d’une « main invisible », soit, dans la version pessimiste du néo-darwinisme, de la sociobiologie et, plus généralement, du libéralisme économique, sous l’effet du « struggle for life ».

Comme toute chose en ce monde, chacune de ces conceptions possède ses avantages et ses inconvénients. D’une manière générale, trop d’étatisme mène à l’immobilisme, trop de libéralisme mène au désordre et à de croissantes inégalités. Mais, en tant qu’historiens et anthropologues, les archéologues ne doivent pas oublier que, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’abord de constructions culturelles.

Dans les pays occidentaux, à partir du moment où l’archéologie est devenue une science constituée et dans la mesure aussi où ses résultats pouvaient intéresser l’idéologie et la culture de la nation, l’archéologie a été placée sous le contrôle de la nation. Plus concrètement, à partir du milieu du XIXème siècle se sont mis en place des services archéologiques nationaux et des musées nationaux, relayés par des services archéologiques régionaux et des musées régionaux. La pratique de fouilles archéologiques a été soumise à des autorisations. Les monuments historiques et les sites archéologiques ont été placés sous la protection de l’État. Cette conception s’est imposée à pratiquement tous les pays d’Europe, au point qu’elle semble encore évidente à la plupart d’entre eux. Les différences n’ont concerné que des points particuliers et en notamment, à partir de la seconde moitié du XXème siècle, celui du financement des fouilles de sauvetage : devait-il être pris en charge par l’État, puisque la protection patrimoine est de son ressort, ou était-ce l’aménageur responsable de la destruction du site archéologique qui devait payer, lorsque cette destruction n’était pas évitable ?

A partir des années 1980, les choses ont commencé à changer sur les marges occidentales de l’Europe, avec la domination croissante, d’abord économique, puis politique et finalement culturelle et idéologique des États-Unis d’Amérique. Cette domination idéologique croissante, celle de l’ultralibéralisme, a été incarnée, on le sait, par le président américain Ronald Reagan et le Premier Ministre britannique Margaret Thatcher. Sur le territoire des États-Unis, l’archéologie, en tant que recherche et exaltation des ancêtres, n’avait jamais été un  enjeu idéologique fort : les Américains non-natifs savaient bien qu’ils venaient d’Europe (ou d’Afrique). En conséquence, il n’y avait pas besoin, sur une bonne partie du territoire d’autorisation de fouille et il n’y avait même pas nécessairement de protection. C’est pourquoi, à partir du moment où les fouilles de sauvetage sont devenues obligatoires, au moins dans le cadre des travaux publics fédéraux, c’est sans problème que, dès les années 1970, se mirent en place des formes d’archéologie privée, avec des compagnies commerciales en concurrence. Mais on constate qu’il existe actuellement un fossé relativement profond entre l’archéologie préventive, dite du « Cultural Ressources Management » (CRM) et l’archéologie publique universitaire.

            Construction de l’Europe et services publics

Concernant l’Europe, il n’est pas inutile de considérer quelle a été d’une manière générale la politique de l’Union Européenne dans sa construction. Le choix des « pères fondateurs » fut de privilégier d’abord une union économique, qui a commencé, avec les six premiers pays fondateurs, par une politique commune du charbon et de l’acier. Puis, à mesure que l’Europe s’élargissait, on a créé une politique agricole commune, un abaissement progressif des barrières douanières, et finalement une monnaie commune, l’euro. Ce processus historique n’est pas sans rappeler l’union douanière, le célèbre « Zollverein », qui fut le préalable indispensable à l’unification de l’Allemagne au cours du XIXème siècle. De manière un peu paradoxale, on pourrait même dire que les fondateurs de l’Europe ont adopté une démarche « marxiste », en privilégiant d’abord la construction des infrastructures économiques communes de l’Europe, et en estimant que la construction de superstructures politiques, sociales, administratives, voire culturelles unifiées résulterait de l’unification économique.

Mais en réalité, deux options étaient possibles quant à la construction administrative et politique de l’Europe. Celle qui pouvait sembler la plus évidente à l’époque aurait été de doter l’Europe de grands services publics communs, en fusionnant les différents services publics nationaux : un système postal européen unique, un service public européen de transports ferroviaires ou de transports aériens unique, un service public européen unique de l’énergie électrique, un service public européen unique pour l’assurance maladie ou pour les retraites, etc. Or la seconde option qui a été choisie est à l’opposé. On a considéré au contraire qu’il convenait de supprimer progressivement les grands services publics de chacune des nations européennes et de les confier au secteur privé concurrentiel, processus qui est plus ou moins achevé suivant les pays européens. Ainsi, on devait avoir une multitude d’entreprises privées concurrentielles, chacune ayant la possibilité de travailler sur l’ensemble de l’espace économique européen.

Dans le premier modèle, on reconnaît plutôt la tradition politique social-démocrate ou, sous une forme atténuée, ce qu’on appelle parfois aussi le « capitalisme rhénan » ; le second modèle est celui de l’ultralibéralisme économique reaganien et thatcherien. Pourtant, de manière extrêmement surprenante, il n’y a jamais eu de débat politique clairement posé à l’ensemble des citoyens de l’Europe sur ce choix de société pourtant essentiel, mais c’est le modèle libéral qui l’a peu à peu emporté en pratique dans la politique européenne commune. Il est vrai que la pression du modèle libéral ne concerne pas que l’Europe, mais que cette pression, venue des Etats-Unis d’Amérique, s’exerce à travers toutes les instances internationales, comme l’Organisation Mondiale du Commerce, le Front Monétaire International et la Banque Mondiale, entre autres. Le seul débat en France fut au moment du « non » au referendum de 2005 sur la constitution européenne, « non » qui fut immédiatement contourné par les instances européennes.

On constate cependant qu’il existe des hésitations et des oscillations dans ce processus historique. Le résultat catastrophique de la privatisation des chemins de fer britanniques, par exemple, a obligé le gouvernement anglais à reconsidérer sa position. Certains avis de la Cour de Justice Européenne, qui juge en particulier de tous les conflits économiques au sein de l’Union, ont poussé à plus de libéralisme jusqu’au début des années 1990, et sont plus mesurés depuis. Mais surtout, dans le domaine culturel, il reste admis que chaque pays a le droit de défendre une certaine « exception culturelle », afin de protéger par exemple sa production cinématographique, malgré les pressions de plus en plus forte de l’Organisation Mondiale du Commerce. C’est pourquoi la loi de 2001 sur l’archéologie préventive, attaquée à Bruxelles par deux plaintes, a pourtant été validée par l’Union européenne par un avis du 2 avril 2003.

Il faut noter aussi que la crise économique depuis 2008 a montré les faiblesses d’un modèle fondé sur le seul marché et la nécessité de régulations étatiques. Certains économistes, comme le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, l’avaient d’ailleurs annoncé auparavant, tandis que dès 2004 l’Union européenne  avait pris conscience des limites du marché pour les services publics d’intérêt général dans un Livre Vert publié en 2004 mais jamais suivi des faits.

            Clients ou débiteurs ?

C’est donc dans tout ce vaste débat, qui engage globalement tout l’avenir historique de l’Europe et des Européens que la question de l’archéologie doit être posée.

En effet, suivant la vision libérale, pour les partisans de l’archéologie commerciale privée, les aménageurs sont des « clients », vis-à-vis desquels les entreprises privées doivent être les plus efficaces possibles. C’est d’ailleurs pourquoi l’archéologie préventive est souvent désignée dans cette perspective comme une « développer-led archaeology » ou « developer-funded archaeology », comme si c’était l’aménageur qui décidait de la fouille. Pour tenter de réguler le « marché » de l’archéologie commerciale, il est néanmoins admis par ses partisans que les archéologues doivent s’organiser entre eux dans des associations professionnelles, sur le modèle du Register of Professional Archaeologists aux Etats-Unis. C’est le cas de l’Institute For Archaeologists (anciennement Institute of Field Archaeology) au Royaume Uni. Un « Code of Ethics » est sensé également définir les droits et devoirs de ces archéologues, auprès desquels une autorité publique s’efforcera par ailleurs de définir des « standards » et d’exercer un « contrôle de qualité », contrôle rendu néanmoins difficile par le fait qu’en archéologie, le contrôle a posteriori n’est guère possible, puisque le site fouillé n’existe plus. Cette vision générale sous-tend donc l’organisation de l’archéologie dans un certain nombre de pays européens, et elle a été explicitement défendue dans divers articles (par exemple par Aitchinson, Carver, van den Dries ou Thomas, entre autres). Notons qu’en France s’est constitué récemment, sur un modèle comparable, un Syndicat des Professionnels de l’Archéologie, qui regroupe la plupart des entreprises commerciales d’archéologie, groupe de pression qui doit évidemment veiller à ne pas être soupçonné de se partager le marché.

Pour les opposants au développement d’une archéologie commerciale privée, les aménageurs ne sont pas des « clients ». Ce sont des entreprises dont les projets, souvent destinés à faire du profit, mettent en danger le patrimoine archéologique des citoyens d’une nation. C’est pourquoi ils doivent s’acquitter d’une taxe, destinée à pallier les destructions et à préserver une partie de l’information archéologique. C’est donc bien l’Etat, en tant qu’émanation de la communauté des citoyens, qui doit organiser ces fouilles préventives, au travers d’institutions de recherche publiques, lesquelles sont chargées de définir des programmes de recherche nationaux, et de publier le résultat des fouilles. C’est d’ailleurs bien le renforcement de la législation étatique qui a permis l’essor de l’archéologie préventive, et nullement le fait qu’elle soit pratiquée par des entreprises privées. Les Codes of Ethics ou Chartes de bonne conduite n’ont aucune valeur contraignante (et appartiennent typiquement à la culture protestante).

La notion de concurrence commerciale en archéologie repose en fait sur un malentendu fondamental. En effet, à la différence d’un consommateur au sens usuel, les aménageurs ne souhaitent pas acheter la meilleure archéologie possible, mais cherchent seulement l’entreprise qui libérera leur terrain le vite possible et au moindre coût. Si la compétition existe dans le domaine scientifique, ce n’est pas pour produire la recherche la moins chère possible, mais la recherche la meilleure possible. Et si la recherche privée existe en général, d’une part la qualité de ses productions (un médicament, un avion, une arme, etc) est contrôlable a posteriori, d’autre part elle tend à privilégier les produits les plus rentables ; c’est ainsi que la recherche pharmaceutique privée, par exemple, se concentre sur les maladies rentables des pays riches, au détriment des maladies peu rentables des pays pauvres.

            Les aléas de la concurrence commerciale

On remarque par ailleurs que les fouilles des entreprises privées sont peu ou pas publiées et que, aux Etats-Unis par exemple, les archéologues privés du Cultural Ressource Management, qui comptent sans doute pour la moitié des environ 12.000 archéologues professionnels du pays, sont très peu présents dans les réunions scientifiques, tel l’Annual Meeting de la Society for American Archaeology. On peut aussi s’étonner du terme de « professionnal archaeologists » (en français : « archéologues professionnels ») que se donnent les archéologues commerciaux, comme si les archéologues des institutions de recherche publiques n’étaient pas « professionnels ». Par ailleurs, la logique purement économique des entreprises archéologiques privées les rend sensibles aux fluctuations économiques. Ainsi plusieurs centaines d’archéologues britanniques ont perdu leur travail lors de la crise financière mondiale commencée à l’automne 2008, tout comme 80% des archéologues privés irlandais, ainsi qu’un nombre appréciable en Espagne (voir la publication de Schlanger & Aitchinson, Archaeology and the Global Economic Crisis, 2010, téléchargeable sur internet). Au contraire, des instituts publics nationaux permettent à la fois la pratique de standards scientifiques homogènes, l’étude et la publication des fouilles, et offrent une garantie d’emploi comme de formation continue. C’est pourquoi le modèle de l’archéologie commerciale privée a été critiqué par un certain nombre d’archéologues, récemment encore par Kristian Kristiansen, président-fondateur de l’Association Européenne des Archéologues, dans un important article en 2009 de la revue World Archaeology.

En France, il n’est pas inutile de rappeler que l’introduction de la concurrence commerciale en archéologie n’était nullement une demande des aménageurs mais a seulement relevé d’une volonté politique et idéologique de la majorité parlementaire de 2002. Elle s’est faite contre la volonté de la communauté scientifique toute entière, qui s’était manifestée par un certain nombre d’actions publiques spectaculaires, pétitions, manifestations, grèves, tribunes dans la presse, mais aussi un avis très clair du Conseil national de la recherche archéologique, qu’il convient de relire. Elle a été mise en place de manière artificielle en plafonnant les effectifs de l’Inrap – au mépris du dogme bruxellois de la « concurrence libre et non faussée » et par des interventions de certains préfets pour favoriser des intervenants privés.

A ce sujet il convient évidemment de distinguer soigneusement en France les entreprises commerciales d’une part, et les services archéologiques de collectivité de l’autre. Ces derniers sont d’ailleurs reconnus comme des services publics, puisqu’ils sont autorisés à pratiquer des diagnostics. Leur développement récent est sans doute le seul point positif de la loi de 2003. Ils sont à même de pratiquer une archéologie de proximité que fait moins bien un institut national, et d’en montrer l’utilité sociale et culturelle aussi bien auprès des élus locaux qu’auprès du public.

Pour revenir à l’Europe, les comparaisons à l’échelle du continent montrent partout les mêmes problèmes concernant l’archéologie commerciale. En Grande-Bretagne, un rapport parlementaire coordonné par un archéologue membre du parti conservateur à la Chambre des Lords, Lord Colin Renfrew, a officiellement considéré que ce système présentait de graves inconvénients, notamment en termes de qualité et de centralisation de l’information. En Italie, beaucoup de nos collègues italiens remarquent une baisse progressive de la qualité du travail des « coopératives » privées. Même montées à l’origine par des archéologues de bonne volonté, attachés à la qualité scientifique, ces structures sont peu à peu prises par des contraintes économiques et sacrifient progressivement cette qualité scientifique. Ceci vaut évidemment pour les structures privées françaises, dont la bonne volonté n’est nullement en cause et dont les employés sont souvent là faute d’avoir trouvé une place dans des structures publiques. Mais il leur sera difficile d’échapper à terme, comme on l’observe en Italie, à une logique économique bien différente de la logique scientifique.

Pour sortir de l’Europe, on remarque au contraire qu’au Japon, le pays industriel qui consacre le plus d’argent à l’archéologie préventive (1 milliard d’euros, avec plus de 6000 archéologues), l’archéologie est publique et gérée au niveau des départements (ou « préfectures ») ; il n’y a pratiquement pas d’archéologie privée. A contrario en Hongrie, la nouvelle coalition gouvernementale de droite et d’extrême droite est entrain de démanteler l’institut d’archéologie préventive construit explicitement sur le modèle de l’Inrap, tandis qu’elle entreprend de limiter drastiquement les interventions archéologiques préventives, comme cela a commencé à être le cas en France avec certaines dispositions du « Plan de relance » et, plus récemment en 2011, avec certaines recommandations du Rapport du sénateur Doligé. De même, en Grèce, le démantèlement actuel des services publics au nom de l’assainissement des finances publiques, démantèlement imposé par l’Union européenne et le FMI, s’accompagne de fortes pressions pour une privatisation de l’archéologie et de la gestion des sites archéologiques de renommée internationale.

            Bilan et perspectives

Pour conclure, un certain nombre de questions essentielles touchant à l’archéologie préventive doivent être aujourd’hui placées au centre du débat, en France comme plus généralement en Europe. Les unes sont de nature générale et concernent tous les pays d’Europe. Il s’agit de :

1) La propriété et le statut des objets archéologiques : Certains pays, comme la Grèce et l’Italie, considèrent le sous-sol archéologique comme propriété nationale. D’autres, comme l’Angleterre, considèrent qu’il appartient au propriétaire de la surface du terrain. D’autres enfin, come la France, ont une position intermédiaire : dans le cas de fouilles préventives, la moitié des objets appartiennent à l’Etat, l’autre au propriétaire du terrain, qui n’a cependant qu’une année pour les revendiquer – les structures archéologiques dites « immobilières » appartenant depuis 2001 à l’Etat. Une uniformisation de la législation européenne paraît indispensable, si possible dans le sens des intérêts de la collectivité et de l’archéologie. Mais dans tous les cas, il est impératif que la France finisse de toiletter les aspects « vichyssois » de la loi de 1941 en achevant la « nationalisation » du sous-sol archéologique, à l’instar d’autres pays.

2) Le mode de découverte des sites archéologiques : Certains pays, comme la France ou l’Allemagne, pratiquent systématiquement, préalablement aux grands aménagements, des tranchées à la pelle mécanique sur environ 10% de la surface, d’autres se contentent de prospections aériennes ou électriques, et de simples carottages. Ces dernières méthodes sont évidemment préférées des aménageurs, mais elles ne permettent de découvrir qu’un nombre beaucoup plus restreint de sites, même si elles progressent. Là encore, une uniformisation est impérative

3) Les destructions non surveillées : On ne dispose encore que rarement de statistiques précises sur les surfaces concernées chaque année par des fouilles préventives. Les données pour la France suggèrent que sur les 600 km2 environ des surfaces aménagées chaque année, 15% seulement font l’objet de sondages archéologiques, lesquels sont à leur tour suivis de fouilles dans 20% des cas. On manque de telles informations pour les autres pays européens, et c’est l’un des buts du projet européen Archaeology in Contemporary Europe lancé en 2007 par l’Inrap, en coordination avec une dizaine d’institutions archéologiques européennes, et financé par l’Europe sur le programme « Culture 2000 ». Les zones humides sont particulièrement menacées. Mais plus préoccupantes encore sont les destructions dues à l’agriculture, qui retourne le sol en profondeur avec de lourds engins : ces destructions ne font l’objet d’aucune surveillance, alors qu’on a pu estimer pour la Hollande qu’elles constituent 60% des destructions de sites.

4)  Le niveau nécessaire d’archéologie préventive : Quel est finalement le bon niveau d’archéologie préventive dans un pays ? Il n’y eu dans aucun pays européen de débat public entre acteurs scientifiques, politiques et économiques. Ce niveau dépend de trois facteurs : les standards scientifiques (de plus en plus exigeants au fil des années), la richesse du pays, et finalement la demande culturelle du public (c’est la faiblesse de cette demande qui a permis toutes les destructions de l’immédiat après-guerre). Il devrait être par ailleurs défini par rapport à des programmes scientifiques nationaux.

5)   Pillages et détecteurs de métaux : une autre forme de destruction préoccupante est celle due aux fouilles clandestines, et notamment à celles utilisant des détecteurs de métaux, vis-à-vis desquels certains pays comme la Grande-Bretagne paraissent excessivement tolérants. La découverte l’an dernier en Angleterre, par un prospecteur, du fameux « trésor du Staffordshire », racheté à prix d’or par le gouvernement, a montré tout le non-sens scientifique de cette politique libérale. Plus généralement toutes les formes de pillages et de trafics continuent à bien se porter, comme on peut le vérifier sur les sites de vente en ligne. Cette année toutefois un important réseau de trafic clandestin a été démantelé en Champagne.

Les autres questions en suspens et en débat concernent plus spécifiquement les pays où l’archéologie commerciale a été mise en œuvre. Il s’agit de :

1)   La maîtrise d’ouvrage : C’est évidemment une aberration scientifique que, dans la loi française, le choix de l’intervenant archéologique (« l’opérateur », dans la nouvelle langue politico-administrative) relève de l’aménageur économique et non d’une décision scientifique. Certes il existe quelques gardes-fous, mais les moyens de contrôle sont largement insuffisants, ne serait-ce que par la diminution dramatique, en France, des moyens des Services régionaux de l’archéologique, tout comme celle des moyens des CIRA. Ainsi, ce n’est plus le ou la meilleur spécialiste d’une période et d’une région donnée qui est le responsable d’une fouille donnée, mais un employé de la structure la moins chère.

2)   Une méthodologie éclatée : Comme cela a été constaté en particulier dans les ex-pays de l’Est (en Pologne notamment), pays qui bénéficiaient jusque-là d’une solide tradition scientifique, reconnue et gérée par un Institut archéologique national, l’introduction de l’archéologie commerciale privée a abouti à une totale fragmentation des méthodes, qui diffèrent d’une fouille à l’autre et d’une entreprise à l’autre. Cette fragmentation touche aussi bien aux méthodes de fouilles sur le terrain qu’à l’enregistrement et à la gestion de la documentation.

3)   Une chaine scientifique devenue incohérente : ce ne sont pas forcément les mêmes intervenants qui sont responsables du diagnostic, puis de la fouille, puis de l’étude, voire de l’éventuelle publication. Certes, la loi de 2003 prévoit que les entreprises commerciales privées ne s’occupent que de la fouille et du rapport de fouille (afin de rester « compétitives ») et que l’ensemble de la documentation est ensuite remise à l’Inrap afin d’en assurer la centralisation, le traitement et l’étude. Mais d’une part la loi est très mal appliquée. D’autre part les moyens d’étude manquent cruellement à l’Inrap, puisque d’une part la redevance d’archéologie préventive n’a toujours pas atteint le niveau visé (la réforme a encore été repoussée par l’ancienne majorité en novembre 2011) ; et d’autre part le Ministère de la Recherche n’a jamais joué son rôle de tutelle, pourtant prévu par la loi, en versant en particulier la subvention qui permettrait ces activités de recherche, comme sont financés tous les autres établissements de recherche qui lui sont rattachés.

4)   La question des publications scientifiques : Il existe, on l’a rappelé, un grave déficit en publication dans l’archéologie, déficit qui touche certes aussi l’archéologie programmée, mais qui est bien plus élevé dans l’archéologie commerciale (cf. à nouveau Kristiansen 2009). Ce déficit est régulièrement signalé. Il concerne aussi bien les monographies de sites que les synthèses régionales et nationales, et il est de ce fait lié au point suivant.

5)   Bilans et programmes scientifiques nationaux : L’un des inconvénients d’une archéologie commerciale pratiquée par de multiples entreprises privées est la difficulté, sinon l’impossibilité, d’établir des programmes scientifiques (en anglais des « agenda ») nationaux. Or ceux-ci sont indispensables à une politique de recherche d’ensemble, y compris pour justifier de l’intérêt de l’archéologie auprès des décideurs politiques. On voit bien la nécessité incontournable d’appuyer de tels programmes sur une coordination scientifique étroite des organismes de recherche publics.

Or c’est par sa capacité à produire des savoirs convaincants et utiles à la réflexion sur les trajectoires passées, mais aussi futures, des sociétés humaines, que l’archéologie préventive peut légitimer son existence et les efforts consentis pour elle.

(texte présenté au colloque : « Méthodologie des recherches de terrain sur la Préhistoire récente en France – Nouveaux acquis, nouveaux outils (1987-2012) », Marseille, 23-25 mai 2012)

 


3 Comments

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Christian Stouvenotreply
9 juin 2012 at 14 h 19 min

Merci pour cette analyse
je voudrais rajouter quelques réflexions et impressions :

Les entreprises privées bénéficient actuellement toutes de jeunes recrues (surtout en CDD) au cursus académique souvent adapté, ce qui n’est pas le cas de l’inrap qui continue encore (mais c’est en voie de changement) a travailler avec les « vétérans » maintenant assez fatigués (l’archéologie de terrain ca use !) et pour la plupart déprimés de la situation. Là aussi on peux méditer sur le blocage d’embauche à l’inrap imposé par Bercy qui a donné un fameux coup de pouce au privé (système libéral ?). Combien de CDI dans le privé ? Que deviendront les CDD du privé lorsque l’age viendra ? Un autre problème non évoqué est la mainmise de « l’administratif » sur le « scientifique » croissante au sein de l’inrap (et des DRAC). Fini les pionniers : on ne veut plus de passionnés en archéologie, on veut des agents obéissants et dociles qui remplissent bien les formulaires et suivent bien les protocoles, même si les protocoles sont idiots et inutiles. Je suis assez sceptique sur un changement de cap suite au changement de gouvernement : beaucoup de SRA aiment bien le privé (et ils défendront leur point de vue), car le privé a plus le doigt sur la couture alors que l’inrap qui est vraiment trop indépendant du « pouvoir SRA ». Une autre alternative : que l’université et les musées se réinvestissent dans l’archéologie préventive, que les fouilles sous maitrise d’ouvrage Etat soient conduites avec des équipes mixtes (ce qui permettrait de « recaser » les privés dans leur domaines traditionnels de compétence, au lieu de les pousser à se développer de façon hégémonique sous la forme de « petits inrap »). Celà permettrait aussi de rétablir plusieurs chaines : la formation des étudiants au terrain, la recherche et la publication, la valorisation (qui devrait être managée par les musées sans doute mieux équipés que l’Inrap), la conservation. Tout ce beau monde devrait pouvoir naviguer entre différents organismes et ne pas gérer sa carrière comme aujourd’hui dans un cloisonnement institutionnel insupportable. Et pourquoi ne pas créer une organisation unique mutualisant les moyens, les locaux, les personnels : est-ce si impossible à faire ? Et pourquoi ne pas reconnaitre que l’archéologie est avant tout une science humaine et aurait plutôt sa place sous tutelle du ministère de la recherche (je travaille dans une drac et je me rends compte quotidiennement à quel point les archéologues y sont décalés et incompris).

Jean-Paul Demoulereply
4 juin 2012 at 9 h 09 min

Je remercie Frédéric Rossi pour cette contribution au débat, et je comprends bien que, dirigeant de la plus importante structure commerciale privée fouillant en France (Archeodunum), il défende son point de vue. Je rappellerai moi aussi quelques évidences factuelles simples :

1) La mise en concurrence des fouilles préventives n’a nullement résulté d’un choix scientifique (le Conseil national de la recherche archéologique s’était en 2003 très clairement exprimé contre), ni même d’une demande des aménageurs économiques, mais uniquement et clairement de la volonté idéologique ultralibérale de la majorité politique d’alors.

2) L’argumentaire (ou les « éléments de langage ») qu’il rappelle est bien celui qu’avait alors développé le gouvernement pour justifier la concurrence. Sa pierre angulaire est l’existence d’un réel contrôle scientifique exercé par les Services régionaux de l’archéologie (SRA) et les Commissions interrégionales de la recherche archéologique (CIRA). Or la réduction drastique des effectifs et des moyens de nos collègues des SRA et des CIRA a rendu totalement illusoire ce contrôle, et les dérapages qui ont été constatés ne l’ont pas été par les voies normales d’un tel contrôle.

3) En outre la concurrence ne s’est développée que de manière artificielle, par la limitation imposée des effectifs de l’Inrap et par les pressions politiques du ministère de la Culture et des préfets. De par mes fonctions antérieures, je suis bien placé pour en témoigner.

4) Les entreprises commerciales d’archéologie, quelle que soit la bonne volonté de leurs employés, ne sont pas des structures scientifiques au sens précis du terme ; pas plus que l’aménageur qui choisit l’intervenant archéologique n’a les moyens scientifiques de son choix.

5) Rien ne différencie le système français des autres pays où, à plus ou moins brève échéance, on peut faire le constat des ravages, reconnus ici par Frédéric Rossi, d’une logique commerciale. Dans tous ces pays il existe aussi, en théorie, un « contrôle de qualité » sous l’égide de l’autorité publique.

6) Ce qui a pu, au début des années 2000, faire apparaître le système français comme l’un des meilleurs et pousser à l’imiter, c’était bien l’existence d’un institut de recherche national, et nullement la prolifération, intervenue entre temps, d’entreprises commerciales.

7) La logique commerciale aboutit, en France comme ailleurs, à une fragmentation des pratiques et de l’information, et à faire que le responsable scientifique d’une fouille n’est nullement le meilleur spécialiste de la période et de la région, mais l’employé de la structure la moins chère.

8) Si la concurrence commerciale n’a pas fait sensiblement baisser les coûts globaux des fouilles, elle a obligé l’Inrap a économiser drastiquement sur les frais les moins visibles et les plus essentiels, à savoir les études préparatoires au rapport de fouille – sans même parler de l’activité de recherche postérieure au rapport.

Il n’y a donc aucune raison de se féliciter du système mis en place en 2003, mise en place due uniquement, répétons-le, aux choix idéologiques de la majorité politique d’alors.

Je recommande en complément deux lectures utiles : Jean-Paul Demoule, « Nouveaux moyens, nouveaux financements, nouvelles problématiques en archéologie », Les conférences du Collège de France, 2011 : http://conferences-cdf.revues.org/pdf329 ; Vincent Blouet & Laurence Manolakakis, « Archéologie préventive : mettre fin à la concurrence commerciale », Les Nouvelles de l’Archéologie, n°127 (« Autour d’une agitatrice de l’archéologie, Anick Coudart »), 2012, p. 13-16.

Frédéric Rossireply
1 juin 2012 at 20 h 08 min

La lecture de ces paragraphes ( notamment : Clients ou débiteurs ? et Les aléas de la concurrence commerciale ) est édifiante tant il contient d’approximations et de lieux communs. L’archéologie préventive française ne se trouve pas, loin s’en faut, dans la situation des pays voisins évoqués. Pour la simple et bonne raison que :
– 1° Elle dispose d’une loi de financement.
– 2° Elle est fondée sur une politique de diagnostics préalables.
– 3° Elle relève de l’autorité et du contrôle de l’Etat.
– 4° Elle fait appel à une multiplicité d’acteurs, tant publics que privés, qui couvre l’ensemble du territoire national et tous les domaines de l’archéologie.
– 5° Tous les opérateurs doivent être agréés par l’Etat (à l’exception notable de l’Inrap) pour exercer leur activié. Cet agrément est renouvelable tout les cinq ans, dans la mesure où l’opérateur a satisfait aux exigences de l’Etat (notamment en terme de rendus de rapports scientifiques de qualité pour chaque opération).

On est loin d’une « vision libérale tournée vers une archéologie commerciale privée »… Et comme je l’ai souvent dit et écrit : l’archéologie française est sans doute aujourd’hui l’une des plus efficiente d’Europe. Mais ne nous reposons pas sur ce constat, il y a encore de nombreux points à améliorer (publcations, formation, pillage, destruction de sites, propriétés des découvertes, etc.)

Mais j’aurais sans doute l’occasion de débattre de tout cela un jour ou l’autre avec vous, M. Demoule.

D’ici là je profite de l’occasion pour vous informer que le Syndicat national des professionnels de l’archéologie est ouvert à tous les opérateurs, privés ou publiques,que la cotisation est modique et que les échanges y sont fructueux, tant sur le plan scientifique qu’opérationnel.

Frédéric Rossi
Président du Syndicat des professionnels de l’archéologie (SNPA)

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